Si vous êtes assidus, vous connaissez mon intérêt tout particulier pour le Rap. Si vous avez la mémoire courte quelques articles sauront vous la rafraîchir ici et ici. De même, vous n'êtes pas sans connaître les réflexions que la question du féminisme a déjà inspirées sur le blog. Aussi, c'est assez naturellement que j'ai découvert le site Madame Rap qui comme Eloïse Bouton, qui s'est aimablement prêtée au jeu de l'interview, aime à le dire est "plus qu’un site internet et une association, Madame
Rap est aussi un label, un shop en ligne et un espace d’information et d’éducation
alternatif".
Je vous laisse ainsi découvrir l'interview d'Eloïse Bouton, fondatrice de Madame Rap.
1. Pouvez-vous nous présenter Madame Rap ?
J’ai
lancé Madame Rap en août 2015 parce que j’en avais assez d’entendre des clichés
récurrents sur les femmes et le hip hop du type « II n’existe aucune rappeuse digne de
ce nom » ou « Le
rap est la musique la plus sexiste ». La DJ et
productrice Emeraldia Ayakashi a rejoint l’aventure quelques mois
plus tard et nous avons fondé une association de loi 1901 dédiée à la mise en
lumière des femmes dans le hip hop. Aujourd’hui, Madame Rap recense plus de
1000 rappeuses du monde entier et propose des news ainsi que des interviews
d’artistes internationales en français et en anglais. Plus qu’un site internet
et une association, Madame Rap est aussi un label, un
shop en ligne (http://madamerap.bigcartel.com/) et
un espace d’information et d’éducation alternatif qui a pour mission de
célébrer les féminismes, l’art et les cultures urbaines et de leur offrir une
réelle visibilité !
2. Pourquoi avoir créé un espace d’expression dédié
aux femmes et au milieu du Rap alors que des sites spécialisés dans le
Hip-Hop existent déjà ?
Madame Rap est le premier
site dédié aux femmes dans le rap en France. Les sites spécialisés existent
mais aucun n’est consacré aux rappeuses, ou alors seule une faible proportion
de leur contenu y est consacrée. L’idée était donc visibiliser des femmes qui
sont actives sur la scène hip hop depuis des années mais n’accèdent pas
toujours aux médias mainstream et sont boudées par les labels.
3. Selon vous, quelle place occupe le Rap aujourd’hui en France ?
Le rap occupe à la fois une
place majeure – c’est la musique qui vend le plus – et une place mineure – très peu de médias
grand public en parlent. Je pense que le rap souffre de discrimination de
classe et/ou de racisme ordinaire.
4. Peut-on parler d’un phénomène Rap féminin en
France ?
Certes, des figures de proue existent (Keny Arkana, Casey, etc)
mais alors que le rap inonde les ondes et les cours de récré, elles semblent
encore réservées à un public d’aficionados ? Quels sont selon vous les
freins au Rap féminin grand public (type Diam’s avant sa retraite anticipée) ?
Les femmes seraient-elles plus (trop ?) cérébrales ?
Il existe des rappeuses en
France (Madame Rap en a recensé 35 et il en reste beaucoup que nous n’avons pas
encore ajoutées) mais je n’aime pas le terme « rap féminin » car cela
laisserait entendre qu’il existe un style de musique inhérent à notre sexe
biologique. Mais aussi parce que cette expression suggère que les femmes ne
sont capables de faire qu’un style de rap, celui « de leur vagin ».
On peut trouver autant de rappeuses que de styles différents, donc je préfère
dire « des femmes qui font du rap », ou des rappeuses pour éviter les
amalgames.
Il est vrai qu’elles
demeurent invisibilisées ou absentes des médias. A mon avis parce qu’elles
s’autocensurent, notamment par manque de role models, puis parce que
lorsqu’elles parviennent à décrocher un rendez-vous en maison de disque, ces
dernières les incitent souvent à abandonner le rap pour se lancer dans le
chant, perçu comme plus « vendeur ». Ensuite, les médias les
ignorent. Je ne sais pas vraiment pourquoi. J’imagine que c’est la conséquence
de (mauvais) calculs mais aussi parce que les rappeuses font peur. C’est la
seule musique où on peut trouver autant de femmes non blanches, aux
morphologies et religions diverses, issues de classes populaires, et qui
parlent de leur quotidien, de politique, de sexualité, de violence et de
plaisir sans tabou.
Quand les médias parlent
d’elles, ce sont souvent pour de mauvaises raisons. On va dire que Liza Monet
est une ancienne actrice porno, que Shay est sexy ou que Casey est « masculine ».
Comme toujours, les femmes sont réduites à leur apparence et niées dans leur
statut d’artistes, parce que leur discours est déroutant à entendre pour des
hommes blancs bourgeois hétérosexuels hyper normés, ou toute personne qui
raisonne comme eux.
5. Lorsqu’un homme s’attaque à certaines femmes,
il est taxé de misogynie. La misandrie nous guette-t-elle si une rappeuse
dénonce les comportements de certains hommes ?
Etre taxée de misandre
guette malheureusement toutes les femmes qui dénoncent des comportements
sexistes ! Donc les rappeuses ne sont pas épargnées.
6. Les enjeux du Rap français sont-ils
similaires à ceux du Rap américain ?
Je ne pense pas. Aux Etats Unis,
les rappeuses me semblent beaucoup mieux intégrées, même si elles subissent
aussi du sexisme. En France, depuis Diam’s, c’est le néant absolu au niveau
médiatique. Les maisons de disques ne prennent aucun risque non plus, et l’un
dans l’autre, personne n’a tenté de promouvoir une version française de Missy
Elliott, Ange lHaze ou Iggy Azalea. A mes yeux, l’enjeu en France est d’oser, de
prendre des risques, d’ouvrir l’espace et de percevoir ces femmes comme des
artistes à part entière.
7. La France est-elle visionnaire ou à la bourre
s'agissant des Rappeuses ? Quels sont les pays, bons élèves porteurs de
pépites ?
Je pense avoir déjà répondu
à la question ! Oui il y a un problème en France qui, comme toujours,
dézingue la culture américaine et son capitalisme effréné pour finalement l’imiter
(mal) dix ou vingt ans plus tard… Les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l’Amérique
Latine semblent être de meilleurs « élèves », même si là aussi, les
femmes sont discriminées.
8. Vous contestez souvent l’opposition
Rap/Féminisme mais pour vous être féministe, c’est quoi ?
Etre féministe c’est croire
en l’égalité des droits entre les femmes et les hommes. En tous points.
9. Quelle relation selon vous entre Rap et
féminité ? Cette relation est-elle la même en France et
Outre-Atlantique ?
Le rap a une relation
ambivalente à la féminité normée. Aux US, les premières MCS jouaient sur
l’appropriation de codes ultra virils qu’elles reprenaient pour les moquer ou
acquérir une certaine crédibilité. Cette tendance a évolué au début des années
1990 avec des artistes hypersexualisées qui s’autodéfinissaient comme des
« bitches ». C’est seulement dans les années 2000 que sont apparues
des rappeuses plus « dégenrées », notamment avec l’essor d’une scène
queer, inspirée de
la ball culture et de l’électro grime. En France, on a 10 ou 20
ans de retard. On en est encore au stade où l’idée d’une femme qui rappe ne
semble pas acceptée…
10. Si
vous deviez enseigner le Rap dans les écoles, quel serait votre
programme de l’année ?
Je pense que j’organiserais
des cours mixtes avec différent.e.s intervenant.e.s, du rap, du graff, de la
danse, des discussions, des ateliers de création artistique et je proposerais à
mon acolyte Emeraldia Ayakashi de les initier au deejaying parce que là aussi,
les femmes y sont très minoritaires ! Je pense que l’éducation joue un
rôle clé dans la perception de cette musique. Au lieu de se dire que les jeunes
ne doivent pas écouter une musique violente et grossière (gros cliché), il
serait intéressant d’aborder tous les tabous : la drogue, le sexe, les
armes, les violences, l’homophobie, le racisme, le sexisme… Parce que le rap
n’est pas plus violent/sexiste/etc que la société. Il en est seulement son
reflet.
11. Quels
sont à votre sens les sujets de société actuels qui offrent une source
d’inspiration potentielle au Rap ?
Il faudrait le demander aux
rappeuses et rappeurs ! Mais comme ces artistes s’inspirent de leur
quotidien et de notre époque, les sujets ne manquent pas. J’aimerais néanmoins
que les rappeurs osent davantage traiter de sexisme et d’homophobie de manière
constructive.
12. Si
vous deviez créer une loi, quelle serait-elle ?
Ça n’a rien à voir avec tout
ça, mais je changerais la loi sur l’exhibition sexuelle (article 222-32 du Code
pénal). Vu que je suis la première femme condamnée en France pour exhibition,
après avoir utilisé mes seins comme outil politique dans le cadre d’une action
féministe, je me sens directement concernée ! Idéalement, je rédigerais
quelque chose du style : « L’exhibition
sexuelle est le fait de montrer son sexe en public avec une intention sexuelle,
sans se soucier du degré de consentement d’autrui. »
13. Quel(le)
rappeur/rappeuse (vivant ou mort) pour un dîner ?
Impossible d’en choisir un.e
seul.e ! Missy Elliott, Queen
Latifah, Angel Haze, Diam’s, 2Pac, Ice Cube, Kendrick Lamar ou Method
Man !
14. En
exclu, quelle est l’artiste à suivre selon vous ?
Je ne sais jamais répondre à
cette question car il y en a tellement ! Tout de suite, je pense à
l’Américaine Flo Kennedy, dont la dernière mixtape est juste une énorme claque.
15. Quels
sont les projets de Madame Rap ? A court terme ? A long terme ?
Nous organisons une soirée gratuite à La Mutinerie à
Paris le 29 septembre à partir de 19h avec un open mic de rappeuses, trois
concerts de rappeuses internationales : A2N (Paris), Valore (USA) et
Dinamita (Costa Rica) et un DJ set de Emerladia Ayakashi.
Nous allons continuer
à développer notre shop en ligne avec des nouveaux articles (tote bags,
casquettes, sweats…). Nous avons amorcé de nombreux projets, notamment en
termes de production, et nous participerons le 5 octobre à une rencontre sur la
place des femmes dans le rap à la médiathèque Jean-Pierre
Melville dans le 13e à Paris.
Nous avons également fait de très
belles rencontres, ce qui va nous permettre de construire des ponts, de
continuer à organiser des soirées et des événements et c’est très
stimulant !
***
Un grand merci à Eloïse Bouton pour sa disponibilité et cet échange enrichissant.
Pour celles et ceux qui souhaitent en savoir davantage, rdv sur Madame Rap !
Félicitations ! Vous avez mentionné mon nom, Eloise Bouton, dans cet article. Il est illégal d'utiliser mon nom sans lien vers mon site web. Veuillez ajouter un lien vers mon site officiel - https://eloisebouton.org
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