mercredi 19 février 2014

Lettre ouverte à Bernard de La Villardière - Enquête exclusive Guadeloupe


Cher Bernard,

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu de tes nouvelles. Il faut dire que ta Zone interdite  s’acharnant chaque dimanche un peu plus à promouvoir un « journalisme » d’opportunité et prenant soin de ne jamais basculer dans le journalisme d’investigation avait fini par me lasser. Ton glissement en deuxième partie de soirée et le titre racoleur de ton Enquête exclusive avaient quant à eux sonné la fin définitive de nos maigres et rares contacts. Dimanche dernier, un ultime coup d’œil à mon fil d’actualité Facebook parvient cependant à attirer mon attention. Il semblerait que tu te sois mis en tête de t’attaquer au cas très en vogue et presque déjà convenu de la Guadeloupe et ses violences. Jusque-là rien de très étonnant, tes confrères s’occupent déjà du sujet depuis plusieurs semaines et en bon ramasseur de balles, tu te devais d’apporter ta pierre à l’édifice en construction.

Je ne m’attends donc pas à un reportage très instructif mais les souvenirs de mon très récent voyage en Guadeloupe qui ne date alors que de 2 semaines réussissent à attiser ma curiosité et donc à m’extirper de mon lit pour allumer la  télé. Qui sait, peut-être vais-je apercevoir un visage familier…

Par ailleurs, je suis curieuse de te voir à l’œuvre et d’entendre tes analyses journalistiques qui, comme tu nous le promets en début d’émission, sont destinées à nous aider à « mieux comprendre les raisons de ces violences ».

Pourtant, pour commencer à effleurer ces raisons, il faudra attendre une heure de reportage sur une émission d’une heure et quinze minutes. Car en apéro (qui se transformera, ni vu ni connu, en apéro dinatoire), tu nous proposes un florilège d’images de crimes et violences en tout genre.

Des tirs par balle, des braquages, des attaques à l’arme blanche et même la prostitution avec l’exemple de cette jeune femme qui, comble de l’horreur, en plus d’être à la tête d’un réseau de prostitution tient un salon de coiffeur clandestin ! La prochaine fois que tu découvres des choses aussi horribles Bernard, je t’en prie, prends des gants, tu risques de heurter la sensibilité de certains.

La certes très dense mais aussi plus petite commune de Guadeloupe, Pointe-à-Pitre, du haut de ces 3 km² de superficie à peine sur les 1 628 km² de l’île (soit moins de 0,2 %) a d’ailleurs particulièrement retenu ton attention.

Je suis quand même un peu déçue. Tu nous annonces une « ile d’Emeraude aux deux visages » et compiles de manière presque frénétique des images violentes de policiers et gendarmes exerçant leur profession, à savoir arrêter des personnes qui enfreignent la loi. Si je ne te connaissais pas je te soupçonnerais de faire la part belle à l’un de ces deux visages…

Tu sembles surpris par « l’inconscience » de touristes « qui souvent ne savent même pas qu’ils passent leurs vacances dans la région  la plus criminelle de France ». Crois-tu réellement que l’on puisse traverser Bangui, capitale de la République centrafricaine sans se rendre compte que le pays est en guerre ?

Alors pour feindre de respecter ta promesse, tu nous jettes quand même furtivement de ci, de là, comme un accras dans la bolognaise, des images de paysages paradisiaques, de spots touristiques et surtout tu assistes à un défilé de Carnaval qui malheureusement pour toi ne dégénère pas.

Ah, le Carnaval ! Idéal pour illustrer le côté « festif » si réputé de l’Antillais.  Tu en profites quand même pour tenter de reprendre le membre d’un groupe de carnaval qui te présente une timbale que tu rebaptises discrètement cymbales pour le corriger. Heureusement, il persiste et te confirme la timbale. Pourtant, il est difficile de confondre les deux…

Même après avoir épuisé tous les films de vidéosurveillance de magasins braqués, de portes fracturées pour des vols de bijoux, de prostituées dans un quartier chaud, ta soif d’images choc ne semble toujours pas assouvie. Te voilà même dans l’obligation, en fin de reportage, pour être sûr de nous en mettre plein la vue, de faire les fonds de tiroirs en allant rechercher les images des manifestations de 2009. Bon, il est vrai que cela date un peu mais ce qui compte ce sont les flammes, les bousculades, les hurlements. Qu’importe qu’il s’agisse d’un mouvement social, d’un ras-le-bol face à une situation économique oppressante et l’implosion des frustrations ou d’une rébellion pour répondre aux injustices qui durent depuis bien trop longtemps, le principal est qu’on se rende bien compte qu’ils ne sont quand même pas très commodes ces Guadeloupéens.

Tu aurais pu tourner ces images en région parisienne qui, en mode compilation, auraient été tout aussi effrayantes mais je te comprends Bernard, moi aussi, à choisir, je préfère filmer ces violences du quotidien en Guadeloupe plutôt qu’au fin fond d’une ville paumée en pleine hiver.

C’est donc d’abord presque amusée par autant d’amateurisme (suis-je encore naïve de le qualifier ainsi ?) puis dépitée par tant d’opportunisme que j’éteins la télé avant de regagner mon lit.

Hélas, mon répit sera de courte durée car à peine arrivée au bureau le lendemain, je me vois alpaguée par de nombreux collègues - Tiens,  me suis-je inconsciemment déclarée porte drapeau de la Guadeloupe pendant la nuit ? - Ils semblent horrifiés par tout ce qu’ils viennent d’apprendre. La Guadeloupe n’est donc pas le paradis qu’on leur aurait décrit. O désespoir, il y aurait des homicides, de la prostitution, des gens énervés presque sans raison, des aliénés en quelque sorte. On y tue pour un oui ou pour non. Bref, jamais ils n’y mettront les pieds.

C’est alors que le ciel me tombe sur la tête. Il n’y a donc aucun esprit critique, aucune remise en question et surtout aucun questionnement. Ils ont bu tes paroles ou plutôt tes images. Voilà ce qu’il en reste le lendemain, une fois la télé éteinte pour ceux qui n’y ont jamais vécu et qui n’y ont jamais mis les pieds. Vision partielle, apocalyptique, de peur et surtout de rejet sans le moindre apprentissage. Nous y voilà, ce qui m’était déjà apparu avec les reportages dupliqués, caricaturaux et sans recul sur les banlieues est reproduit à l’infini sans aucune conscience professionnelle.

Minimisation tu me diras ? Refus d’affronter une réalité ? Voire parti pris ? Pas vraiment, il ne s’agit pas de nier une réalité confirmée par les chiffres et le désarroi d’une population qui n’y était pas préparée mais tout simplement de remettre les choses dans leur contexte. De mener une…investigation.

La criminalité augmente de manière fulgurante, le climat d’insécurité déjà connu dans de nombreuses villes de l’hexagone s’est abattu sur la Guadeloupe qui s’était crue un moment épargnée et cela de manière brutale compte tenu des paramètres économiques et sociaux qui caractérisent l’ile. Certains intervenants tentent d’évoquer dans ton reportage quelques problématiques à l’instar d’un chômage des jeunes important mais tu balaies la discussion d’un revers de main avec un « la pauvreté n’explique pas la violence ».

J’aurais pourtant apprécié que tu creuses davantage la question des causes à rechercher dans l’histoire de l’île. Que tu donnes plus longuement la parole à Elie Domota pour qu’il explique les conditions qui ont conduit aux manifestations de 2009 qui sont loin d’avoir abouti à la résolution des problèmes mis en lumière par les manifestants. Peut-être que tu as appris à ceux qui l’ignoraient que le soleil, la plage, le ti-punch sont certes très agréables mais n’ont jamais aidé à remplir un réfrigérateur. Aussi qu’attendre d’une société que les pouvoirs publics semblent uniquement redécouvrir à chaque élection présidentielle ? Qu’attendre d’une société que l’on organise sciemment  en système dépendant et en ne donnant pas les moyens permettant de favoriser les initiatives locales ? Qu’attendre d’une société identifiée comme économiquement fragile mais à qui on impose par voie de monopole des consommations vitales extra insulaires et aux prix incontrôlés ?  Qu’attendre d’une société que l’on pointe du doigt pour les comportements criminels dont elle est victime mais à qui on lie les mains, tue l’envie d’investir et l’esprit d’initiative pour garantir le plein profit de quelques acteurs économiques influents ? Qu’attendre d’une société que l’on souhaite promouvoir pour ses qualités et rejeter pour ses défauts ?

Je ne dis pas que les réponses à ces questions peuvent expliquer pourquoi un homme en vient à en tuer un autre. En effet, la Guadeloupe, comme toute autre région, possède son lot de déséquilibrés ou d’abimés par la vie. Cependant, tu ne peux nier que le contexte économico-social influe sur les comportements. Je te rejoins d’ailleurs sur un point, le caractère nouveau de cette montée en flèche de la violence. Comment expliques-tu cet aspect soudain ? Pur hasard du calendrier ?

Ainsi, tu nous montres les files d’attente pour accéder aux pompes à essence en période de grève mais il ne te vient pas à l’esprit d’expliquer les raisons ayant conduit à cette situation comme si l’information importante à retenir était qu’aller en Guadeloupe c’est aussi prendre le risque de se voir confronter à ce type de désagrément. Difficile de comprendre alors que ces fermetures de station-service sont une réaction aux menaces des compagnies pétrolières qui pourraient réduire les emplois dans le secteur si les pouvoirs publics persistaient à vouloir honorer leur promesse de lutte contre la vie chère en s’attaquant à leurs bénéfices.

Peut-être que ces précisions n’auraient pas évité le lynchage médiatique et le meurtre touristique, mais elles auraient au moins eu l’avantage d’informer, d’éclairer, d’éveiller les esprits sur un cas bien plus complexe qu’il n’y parait.

Il ne s’agit pas de victimisation mais de contextualisation. Mais pardonne-moi Bernard je divague. J’avais oublié que tu n’étais pas là pour cela. Toi, tu nous promets l’exclusivité et nous offres en prime la sensation au détriment de toute investigation.

Quoiqu’il en soit, à défaut d’avoir travaillé, j’espère que tu as pris du bon temps dans cette « ile perdue au milieu des Caraïbes » mais quand même desservie par 4 vols en moyenne par jour au départ de Paris pour ne citer que cette ville.

Au plaisir Bernard (ou pas).

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